Fragments

Échantillon de quelques fragments.

Cette sélection a été lue lors de la performance à la soirée de lancement du WAC#2, à l’iBoat, Bordeaux, le 4 juillet 2019

de janvier 2016 à aujourd'hui

Un col de chemise bleue qui ne laisse pas deviner un torse poilu. Le complexe des épaules trop velues. Des poignées d’amour qui restent cachées sous une chemise pas entièrement déboutonnée.




Après deux heures, son odeur a parfumé ma barbe. Je pose les mains sur mon visage, je recouvre ma bouche, ma barbe, mon nez. J’inhale. Il est là de nouveau.




Le clavier intuitif de mon iPhone a cessé de corriger les 
« ca » en « ça ». Ça me rend complètement fou.




Mes quatre petits tapis entre mon bureau et mon canapé ne cessent de bouger, de se décaler, de laisser apparaître un bout de carrelage entre eux. Ils sont pourtant recouverts d’un antidérapant. Ça me rend complètement fou. Je ne pense plus qu’à ça.




Quand je vois un amant occasionnel, le meilleur moment est toujours celui où je rentre chez moi et que je chante sous la douche d’un air mélodramatique et désabusé.




Je ramène Amandine chez elle. Nous n’avons pas terminé notre conversation. Sur le parking, le moteur de ma voiture tourne toujours. Je n’ose pas l’éteindre, de peur qu’elle retrouve la notion du temps, et qu’elle me quitte.




« J’ai consulté mon téléphone : je n’avais aucun message. C’est à cela que servent les téléphones portables, à se rendre compte que personne ne pense à vous. Avant, on pouvait toujours se rêver que quelqu’un cherchait à vous joindre, à vous parler, à vous aimer. Nous vivons maintenant avec cet objet qui matérialise notre solitude. » David Foenkinos




Andrea a dit : 
« je suis quelqu’un de sauvage et je sais que les gens sauvages finissent leurs vies seuls. » 




Le nouvel album de Madonna a fuité sur internet quelques jours avant sa sortie officielle en France. Je ne résiste pas, je le télécharge. Je ne sais pas si je dois l’écouter, ou non. Je le transfère sur mon téléphone, tout en ayant décidé de résister. Je me promène en ville avec le nouvel album de Madonna en poche. Ça me donne l’impression de me déplacer avec une cellule de cyanure, à croquer en cas de nécessité.




On dort l’un contre l’autre. On s’enchevêtre. Pieds, jambes, mains, bras. Après un moment, je perds ma sensibilité, mes muscles s’engourdissent. Les parties de mon corps en contact avec le sien s’endorment. Je n’arrive plus à avoir conscience de ma position ni de la sienne. Ces points de contact forment des soudures, on ne fait plus qu’un.




Sa propriétaire lui a écrit une lettre, à lui et ses colocataires, pour rappeler quelques règles générales. À la fin de la lettre, elle écrit cette phrase que personne ne comprend, en dehors de nous deux :
« fermez vos volets quand vous ne dormez pas ».




Depuis que j’ai mis des rideaux à mes fenêtres, je regarde beaucoup moins au-dehors. Je perds la notion d’extérieur, comme si je vivais dans un décor de cinéma situé dans un entrepôt.




La lumière met un certain temps à traverser l’espace. Lorsque l’on regarde le ciel étoilé, la lumière des astres nous parvient après des milliards d’années. Regarder les étoiles, c’est littéralement regarder le passé. En direction de l’éternité et de l’infini, la dernière image de ma grand-mère s’éloigne de la terre.




J’ai parfois peur d’écouter trop souvent des chansons sur lesquelles j’ai 
« fixé un souvenir ». À la manière d’un vêtement qui porte une odeur particulière, en le manipulant trop, on risque de laisser l’odeur s’évanouir.




Côte à côte dans le petit canapé, la distance entre nous se limite à l’épaisseur d’un plaid non partagé.




« Ce n’est pas parce que le Tout-Puissant a donné aux hommes le goût de la chair du homard qu’il a pour autant donné au homard le goût de se faire bouillir tout vif. »
Arabesque Saison 1, Épisode 4 : Bravo pour l’homicide




Jean dit qu’ils choisissent toujours des peintures de Paul Klee pour illustrer les couvertures des livres 
« intelligents ». Est-ce ce pour quoi voulait se faire passer Florent en choisissant Paul Klee en photo de profil sur Grindr, la première fois qu’il m’a parlé ?




Mon inscription forcée au Pôle Emploi me rappelle que je dois rendre des comptes sur mes projets à venir. En y réfléchissant bien, n’arrivant même pas à me projeter ne serait-ce qu’un mois dans le futur, je me rends compte que j’ai dans mon frigo un pot de crème fraîche qui a plus d’avenir que moi.




On filme des personnes devant un écran géant qui retransmet en direct ce qui est filmé. Chaque pixel de l’écran devient alors plus gros et discernable les uns des autres. Je me demande s’il y a à un endroit un pixel filmé qui est représenté en partie par lui-même.




Pour mon appartement, je me suis acheté une ménagère de six assiettes. Je suis seul pratiquement tous les jours. Du coup, pour ne pas user une seule et même assiette que je lave après chaque repas, je procède à un roulement pour répartir l’usure sur toutes les assiettes.




Le claquement du MacBook refermé avec violence. Tantôt comme le clap de fin d’une dispute ou tantôt de début d’une scène amoureuse.




J’ai déjà préparé ma défense au cas où l’un de mes voisins me reprocherait de chanter trop fort, et surtout, faux. Je répondrais qu’on empêche pas les mauvais coups de baiser, et que je ne vois pas pourquoi on empêcherait les mauvais chanteurs de chanter. À l’instar de la baise qui n’est pas réservé qu’aux pornstars et qu’aux putes, la chanson n’appartient pas qu’aux popstars.




J’alterne entre des périodes d’apprivoisement, et des périodes de retour à la vie sauvage.





Ma façon d’avancer n’est pas d’appuyer sur l’accélérateur, mais de lever le pied de la pédale de frein.




Je viens de tomber sur une vidéo, sur Instagram. Deux mecs qui me plaisent font des soirées ensemble. Je ne savais pas qu’ils se connaissaient. L’un et l’autre m’ont successivement ignoré à différents moments, de différentes manières. J’ai l’impression qu’ils célèbrent ensemble le chagrin qu’ils me causent.




Est-ce encore être quelqu’un d’alternatif que d’être couvert de tatouage en 2016 ?




Je veux regarder un film ce soir. Mais un film de moins de deux heures. Il y en a un qui me plaît dans ma bibliothèque, mais il dure deux heures et treize minutes. Je continue à chercher. J’en trouve un autre qui dure une heure cinquante-deux. Mais j’ai mis trente-cinq minutes avant de faire mon choix et de le mettre en lecture. Perdre trente-cinq minutes pour en gagner vingt et une.




Je suis en manque de chaleur humaine. J’ai laissé ma bouilloire allumée, elle affiche trente-sept degrés Celsius.

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